A l'occasion de la sortie le 8 octobre du film La Danse de l'Enchanteresse d'Adoor Gopalakrishnan et Brigitte Chataigner consacré au Mohini Attam, une danse millénaire sacrée dont le Kerala fut le berceau, nous avons le plaisir de vous proposer une interview passionnante de sa coréalisatrice et coscénariste Brigitte Chataigner...
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Entretien réalisé par Gaillac-Morgue avec l’aide de Brigitte Prost
GM-M : Depuis vingt ans, vous êtes devenue une des rares artistes à danser le Mohini Attam, une des sept danses classiques de l’Inde avec le Bharata Natyam, le Kuchipudi, le Kathak, le Kathakali, le Manipuri et l’Odissi. Pouvez-vous revenir sur laf genèse de votre formation au Kerala, cet Etat situé au Sud Ouest de l’Inde ?
BC : Avant de faire le pas décisif de quitter la France pour l’Inde en 1987, en complément à ma formation de danseuse contemporaine, j’avais déjà fait un certain travail autour du mime, du théâtre corporel et du yoga. Je m’intéressais beaucoup à l’Orient. Puis, peu à peu, je me suis familiarisée avec des modes de transmission traditionnels auprès de Maîtres qui ont été déterminants, et j’ai développé une attirance pour l’Inde, son art et sa culture. Michel Lestréhan, lui-même danseur et chorégraphe, m’a incitée à le rejoindre au Kerala… Là, je me suis lancée dans un long apprentissage du Mohini Attam en suivant l’enseignement du Maître Kalamandalam Leelamma à l’Ecole du Kalamandalam, avant de rejoindre le Maître Kalamandalam Kshemavathy. J’ai commencé à danser dans la troupe de cette dernière, puis en solo, tant dans les festivals que dans les temples, tout en continuant à recueillir l’enseignement de grands maîtres, dont Sreedevi Rajan. En parallèle, j’ai aussi étudié le chant carnatique et certains rôles du théâtre Kathakali, tout en m’initiant à d’autres formes d’arts traditionnels comme le Kalarippayat, un art martial. Par conséquent, pendant six ans continus (soutenue dans mon travail par des bourses françaises et indiennes), suivis de très nombreux voyages, j’ai partagé de près la vie quotidienne des habitants du Kerala. À présent, j’y vis toujours une partie de l’année.
Quelles sont les origines de cette danse ?
Il règne autour de l’origine et de l’évolution de cette danse un mystère qui met en question les différentes explications livrées par les spécialistes. Tout au moins est-il possible d’affirmer que le Mohini Attam vient de la tradition, ancienne en Inde, des danseuses de temples appelées devadasis ou "servantes de dieu". La danseuse de Mohini Attam est héritière et dépositaire de cette tradition millénaire. On retrouve par ailleufrs des points communs entre cet art et les danses collectives en cercle pratiquées par les femmes dans les villages du Kerala, mais aussi avec le Théâtre dansé Kathakali, le Nangiar Kuttu (une forme féminine du théâtre sanscrit) et même le Bharata Natyam.
Le Mohini Attam puise son origine mythologique dans les récits consacrés à Vishnu, le dieu protecteur de la trinité hindou… Oui. Etymologiquement, Mohini veut dire "L’Enchanteresse", Attam se traduit par "Danse". Selon la légende issue des Puranas, parmi les anciens textes fondateurs de l’hindouisme, le dieu Vishnu aurait pris l’apparence de la nymphe Mohini afin de convaincre les démons de lâcher l’Amrita, l’élixir d’immortalité, qu’ils avaient dérobé aux Dieux durant le barattage de la mer de lait.
Dans le film, en prologue, un premier chant sur fond de ciel nous emporte vers cet épisode de la mythologie indienne. Plusieurs récits entourent la figure de Mohini. La particularité du mythe de Mohini est l’association de ce pouvoir de séduction à l’essence féminine de l’être humain, non pour défier, combattre et anéantir l’ennemi, mais pour l’enchanter et le neutraliser en utilisant la beauté et le charme.
Vous êtes parvenue, avec Adoor Gopalakrishnan, coréalisateur du film, à représenter cette tradition de l’enchantement, une gageure…
Le film nous emmène par strates dans cet univers du Mohini Attam, avec ses qualités de calme, de douceur et de lenteur, qui sont liées à la nature luxuriante du Kerala, et ce faisant, il développe en effet tout un imaginaire. Il saisit cette danse et son interprète, évoluant en harmonie avec l’univers et allant jusqu’à être la shakti, l’énergie féminine. Le spectateur expérimente cet enchantement.
Ce film s’articule également autour d’une sorte de triptyque composé de l’enseignement des maîtres, de séquences dansées et d’un choix de lieux d’une profonde beauté. Ce qui reste central, c’est surtout cette relation unique, particulière et déterminante,entre le Maître et son disciple. En Inde,traditionnellement, c’est une relation à vie. Parce que la transmission s’appuie sur un processus d’écoute, d’observation et de mimétisme - en tout cas dans un premier temps - le disciple doit partager la vie du Maître : être le plus longtemps possible à ses côtés, le voir créer, le voir enseigner aux jeunes élèves, l’assister et le servir, suivre sa quête et observer sa manière d’être au monde. Le film le fait sentir par touches, mettant en scène le Maître dans ses temps de transmissions, comme à sa cuisine, cuisant des galettes de riz, des dosas. Certes, nous disposons de traités qui exposent les principes, les techniques et les particularités de la danse indienne, comme le très ancien Natya Shastra, mais la tradition du Mohini Attam, tout en se rattachant à ces textes, reste de nos jours une tradition orale. aMais là c’est vous, le disciple, qui mettez en scène vos Maîtres ! Oui, ce film est un hommage rendu à mes Maîtres - du moins à certains d’entre eux, tous ne pouvant y figurer : dans la traversée des danses, nous suivons Sreedevi Rajan, Kalamandalam Leelamma et Kalamandalam Kshemavathy. Chacune est mise en scène livrant à sa manière l’assise de son art, avec simplicité et précision.Toutes s’inscrivent dans une lignée reconnue et sont dans une transmission rigoureuse du Mohini Attam, tout en proposant des interprétations personnelles. J’ai choisi en effet de m’attacher principalement aux deux styles traditionnels de cet art du Kerala : le style Kalamandalam et le style Kalyanikutty Amma, avec les maîtres qui en détiennent la tradition. Le fait de connaître depuis des années ces Maîtres qui tenaient ici les rôles principaux nous a permis d’installer un climat de sérénité et de confiance dans notre travail.
La réalisation de ce film est-elle un forme de contribution artistique à la transmission ?
Oui, bien sûr, j’ai eu envie de graver sur la pellicule la mémoire (même partielle) d’un art et d’une époque dans un pays en pleines mutations. Pour réaliser ce projet, j’ai voulu travailler avec le cinéaste kéralais Adoor Gopalakrishnan, non seulement un des plus grands Maîtres du cinéma indien aujourd’hui, mais aussi un homme familier des arts traditionnels. Ensemble, nous avons cherché à permettre au spectateur d’approcher les codes et les traits distinctifs du Mohini Attam - la féminité, la grâce, la subtilité. Parfois, la caméra finit par adopter la place même du disciple, sa gestuelle et sa retenue, avec des mouvements d’une grande douceur. C’est un regard qui laisse place à la contemplation.
Comment avez-vous choisi les danseuses ?
J’ai choisi des danseuses ayant atteint des étapes différentes dans la maîtrise de leur art - des figures de Maîtres comme la doyenne du Mohini Attam, Kalamandalam Satyabhama, à une enfant d’une petite dizaine d’années récitant une prière d’initiation. Les disciples ont été déterminés en étroite collaboration avec les Maîtres. Ce sont ou de jeunes danseuses en apprentissage, qui parallèlement poursuivent des études, ou des danseuses plus accomplies qui sont entrées dans la vie professionnelle, héritières parfois d’une tradition familiale comme Smitha Rajan1, Krishna Prya2, Anita Potti3, Sangeetha Gopi4, Pallavi Krishnan, Neena Prassad et qui ponctuent par leur danse le déroulement du film.
Vous montrez les jeunes danseuses s’exerçant aux Navarasa, c’est-à-dire à exprimer les neuf sentiments de base. Oui. Il s’agit de "la classe assise" montrant les expressions du visage pour dire l’amour, la tristesse, la colère, l’héroïsme, le mépris, la peur, le dégoût, l’émerveillement et la sérénité - avant la récitation des mudras, le langage gestuel des mains. Le Mohini Attam, tout de grâce et de douceur, par son tempo lent et modéré, accorde de fait une grande place à l’abhinaya, l’expression des sentiments. Dans ce style lasya (ou féminin et gracieux), composé de cercles, de courbes et de spirales, sont privilégiés l’amour, la tristesse et la dévotion : les poèmes racontent la séparation, l’espoir, les retrouvailles avec des mouvements aisés et naturels, sans ruptures, où la ligne d’un corps ondule souplement. Les sentiments exprimés sont universels. La danse, la musique et la poésie constituent un seul véhicule, dont le pouvoir est de réveiller en nous des émotions.
Les jeux du regard, le travail des mains, des pieds, les mouvements circulaires du bassin forment un langage gestuel d’une grande précision de sens. Comme des mots, ces gestes sont le vocabulaire utilisé pour raconter une histoire. Parlez-nous du sens de cette expression gestuelle. Le Mohini Attam est un art tout en réserve. Tout se joue sur le sens symbolique. Il existe deux types de langage : le natyadharmi, un langage qu’il faut apprendre, codé, raffiné et stylisé. Et le lokhadharmi, un langage naturaliste compréhensible par tout le monde. Pour le public, l’écoute des textes chantés facilite la compréhension des expressions du visage et de la gestuelle des mains. Tous ces gestes sont effectivement utilisés pour raconter une histoire. Plus précisément, la danseuse de Mohini Attam, en costume blanc, ornée d’or et parée de jasmin (comme le veut la tradition du Kerala), peut, par exemple, s’incarner en une héroïne noble se livrant à Sakhi, sa confidente, ou s’adressant à son bien-aimé (dont l’image se superpose ici à celle de Krishna), ou encore en sa confidente Sakhi pour inciter Krishna à la retrouver… Les héroïnes représentées sont notamment des femmes qui attendent leur bien-aimé, ou qui ont été délaissées. Cette relation au bien-aimé est métaphorique. La danse devient alors un hymne à l’amour absolu, une ultime invocation à l’être espéré.
Parallèlement aux scènes de transmission et de danse, se tisse l’histoire contemporaine d’une jeune danseuse partagée entre la dévotion à son art et l’espoir d’épouser son bien-aimé. Oui, nous avons imaginé ensemble, Adoor Gopalakrishnan et moi, cette jeune fille qui rêve d’un bien-aimé. Cet homme que l’on voit par intermittences est du côté de la vie. Elle l’attend, ils s’aperçoivent. Un bébé naîtra... C’est du moins ce que le spectateur peut imaginer d’après les quelques indices qui lui sont donnés. Au long du film, les poèmes amoureux qui sont chantés viennent refléter les différents sentiments qu’éprouve la jeune fille. Ainsi se tisse le lien entre la danse et la vie. L’important était que cette histoire demeure très subtile afin que le spectateur puisse se laisser porter avant tout par la beauté, tout en ayant accès à plusieurs interprétations possibles. Finalement, deux figures sont représentées, celle du Maître quel qu’il soit, et celle de la jeune Keralaise pleine de romantisme. Elles peuvent apparaître comme deux temps possibles de la vie d’une femme. aSi l’on comprend que pour cette jeune fille le mariage met fin à sa vie de danseuse, votre film ne contient-il pas aussi une dimension dramatique ?
Effectivement, l’on peut penser que pour cette jeune fille le mariage met fin à sa vie de danseuse. Parallèlement à d’autres, cela reste une hypothèse plausible, d’autant que des événements de la vie réelle (comme la scène du sari ou celle de la bijouterie) se glissent dans le film. J’ai en effet pu observer qu’après leur mariage, beaucoup de danseuses arrêtent de pratiquer leur art - ou se limitent à l’enseigner. Même si l’Inde est moderne, cela existe encore.
Un épisode du film nous rappelle combien cette danse a failli disparaître. Pouvez-vous revenir sur les moments névralgiques de cette danse ?
Un bref aperçu historique de son époque contemporaine est donné dans le film à travers des répliques échangées par un groupe de musiciens dans un bus après un spectacle. Ces derniers évoquent le Maharaja Swati Tirunal, un intercesseur essentiel pour le Mohini Attam au XIXème siècle qui a composé une grande partie du répertoire de cet art. À la mort de ce royal protecteur, cette danse est tombée en discrédit. Les danseuses, considérées comme des femmes de mauvaise vie, sont chassées, et leur danse, perçue comme provocatrice et subversive, est condamnée à disparaître. Cette danse avait été oubliée avant les années 1930, époque où le poète Vallathol la réhabilite en fondant l’Ecole du Kalamandalam, entouré de quelques experts et artistes. Depuis avec le travail des Maîtres, le Mohini Attam s’est développé et enrichi d’un large répertoire.
La Danse de l'Enchanteresse est votre premier long métrage, pourquoi souhaitiez-vous passer par le cinéma pour donner à voir cette danse ?
Pour la danse, l’image est le médium le plus fidèle. J’avais déjà effectué des captations en Inde. Le Mohini Attam est au cœur de mon activité artistique, et une force vitale en perpétuel renouvellement : en 1995, j’ai ainsi fondé avec Michel Lestréhan (qui a longuement travaillé le Kathakali comme le Kalarippayat) la Compagnie Prana dont l’orientation est double, alliant création et conservation des arts traditionnels du Kerala. Peu à peu, l’idée d’un film a germé chez moi. D’un film qui permettrait de faire connaître cet art en Occident, mais aussi de créer une trace et donc, de fixer, pour l’Inde, la saveur de cette danse attachée au Kerala.
Comment s’est passée votre collaboration avec le cinéaste kéralais Adoor Gopalakrishnan ?
J’ai initié ce projet avec le soutien d’Hélène Lecœur d’Idéale Audience et de Frédéric Mitterrand, avant de le concrétiser avec Christophe Delsaux et Céline Maugis de la production La vie est belle Assez rapidement, le cinéaste Adoor Gopalakrishnan dont j’admirais les réalisations m’est apparu avec évidence comme la seule personne, pouvant entrer avec moi dans cette aventure. Le cinéma d’Adoor a une majesté, notamment par son traitement de la lumière, qui répondait à celle du Mohini Attam. Nous avons longuement préparé le tournage en amont, en pensant chaque séquence. Nous étions d’accord sur la sensibilité et l’atmosphère du film ; nous voulions saisir l’essence du Mohini Attam, tout en nous mettant en quête d’un pan de l’histoire de l’Inde en passe de disparaître. Lors du tournage, nous faisions plusieurs répétitions avant les prises.
Ce film est-il aussi destiné au public indien ?
Oui, absolument,je voulais faire un film pour l’Inde et pour l’Occident, et je souhaitais respecter les paramètres indiens pour que le film porte en lui l’aura de respect et de réserve propre au Mohini Attam. Aussi Adoor Gopalakrishnan, avec son chef opérateur, M.J Radhakhrishnan, a-t-il choisi de cadrer ses images en restant à une certaine distance, pour préserver une certaine pudeur tout en plaçant le Mohini Attam dans son environnement.
Et les décors. Comment les avez-vous choisis ?
Nous avons choisi de montrer une vision presque idéale du Mohini Attam en rendant compte de l’environnement dans lequel il a été créé et se transmet encore aujourd’hui. Nous avons cherché à en restituer toute la poésie, le parfum, la nature tropicale, le cadre des villages avec ses chants d’oiseaux, mais aussi en pénétrant dans les temples, ces hauts lieux où se perpétuent les rites ancestraux ; ou encore, en traversant la ville bruyante pleine d’aspiration moderne.
Ces espaces que le spectateur traverse sont porteurs d’une charge symbolique.
L’histoire de certains les lie effectivement au Maharaja Swati Tirunal, comme par exemple ses palais de Trivandrum et de Padmanabhapuram, ou encore le temple de Tiruvattar dans l’Etat du Tamil Nadu. Nous pénétrons par ailleurs dans un petit temple de village dédié à Shiva (dans la séquence du Maître faisant sa prière matinale). L’Ecole du Kerala Kalamandalam, ce haut lieu pour les connaisseurs des Arts du Kerala, est également saisie à travers son théâtre Kuthambalam. Mais parallèlement à ces lieux historiques, la caméra s’est aussi installée dans des endroits plus intimes comme des maisons traditionnelles avec leurs cours carrées et leurs vérandas. Concrètement, le film est travaillé par des jeux de contrastes et d’oppositions (extérieur/intérieur ; clair - obscur/luminosité franche ; vitesse des temps nouveaux/lenteur du langage du Mohini Attam…).
Quel est ce palais où l’on voit danser la jeune héroïne ?
La jeune fille danse précisément dans une pièce où se tenaient les danseuses de la cour du Prince Swati Tirunal. Nous souhaitions rendre hommage à ce Maharaja du XIXe siècle, poète et musicien. Ses compositions sont mises en valeur dans le film.
Parlez-nous de la musique du Mohini Attam : elle tient une grande place dans le film…
La musique liée au Mohini Attam résulte de deux styles traditionnels : le style carnatique classique de l’Inde du Sud, virtuose et très varié, et le style dit sopana, propre au Kerala, plus sobre et épuré. Sa particularité est d’être inséparable d’un chant expressif (abhinayasangueetam) : le chanteur suit chaque mouvement et intention de la danseuse et lui communique ses émotions.
Son chant, avec ses infinies variations, constitue ici, dans le film, quasi la seule parole - les échanges dialogués se faisant très rares : il dit par des poèmes l’amour (sringara) dans toutes ses facettes - dont la tristesse de la séparation (viraham) - , parallèlement à la dévotion (bakhti). La musique qui accompagne le Mohini Attam mêle les percussions - le mridangam (tambour ovale à deux peaux), l’edaykka (petit tambour à tension variable) et les cymbales - , la vina (instrument à cordes) ou le violon, ainsi que la flûte pour soutenir le chant. La Danse de l'Enchanteresse réunit un grand nombre de musiciens qui m’accompagnent pour certains dans mes spectacles depuis de nombreuses années. Plusieurs sont reconnus au Kerala comme étant également des musiciens solistes qui se produisent en concert. Grâce à eux, la musique tient une grande place dans le film : écouter est aussi important que voir.
1 Fille de Sreedevi Rajan.
2 Fille de Leelamma.
3 Disciple de Leelamma.
4 Disciple de Sreedevi Rajan.