Rubrique personnalités de la musique indienneAnandi Roy et Michel Rollot, sont à l'origine du Festival Tyagaraja de musique carnatique qui, dans sa sixième édition, s'affirme comme la référence incontournable de la spécialité. Entre Anandi et Michel, la répartition des tâches est bien cernée ; Michel à la logistique et Anandi à l'artistique. Nous n'avons pu résister au plaisir de mieux connaître ce duo de choc et de comprendre enfin les secrets d'un tel enthousiasme...

indeaparis.com : Vous êtes à l'origine d'un festival de musique carnatique dont la renommée ne cesse de croître. Comment en êtes-vous arrivés là ?

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Anandi Roy : La passion au
service de la musique
carnatique

Anandi Roy : Je suis d'origine indienne, mais je suis née en Malaisie. Mon père était l'ainé d'une très grande famille de 15 enfants. Quand il a commencé à exercer son métier de médecin, son père lui a dit que c'était maintenant à lui (mon père) de gagner assez pour payer les études de ses 9 jeunes frères.

A l'époque (c'était dans les années 50s) il y avait pas mal d'opportunités pour trouver du travail en Malaisie surtout pour ceux qui étaient médecins et avocats. Mon père avait un oncle qui avait trouvé une place en tant que médecin. Il a encouragé mon père à s'y s'installer. Mon père est parti et quelques mois plus tard ma mère a pris le bateau avec mes trois frères qui sont nés à Madurai. Mes deux sœurs aînées et moi même sommes nées en Malaisie. Mon père a opté pour la nationalité Malaisienne en 1957, l'année de l'indépendance du pays, l'année de ma naissance. Il retournait très peu en Inde, du coup j'ai découvert l'Inde moi même très tardivement. Ma mère a toujours été une grande passionnée de la musique carnatique. Elle jouait de la vina (qu'elle avait amené en cachette en Malaisie). Elle écoutait des LP, des vieux disques de 33 tours, des bandes, elle chantait tout le temps. Elle se levait à 4 heures pour s'exercer. Et elle nous a donné des cours de vina, à moi et à mes sœurs. Plus tard, elle donnait des cours à pas mal de personnes, et pour que ses élèves puissent lire les partitions elle a commencé à transcrire les compositions avec une notation romanisée (ce qui n'était pas fréquent à l'époque). Autrement dit elle a fait beaucoup de choses pour que cette musique soit apprise, soit appréciée, soit connue en Malaisie. Dans la première partie de ma vie d'adulte je faisais beaucoup d'études et il n'était pas évident que j'allais continuer avec la musique.

Plus tard je suis partie en 1982 avec une bourse pour étudier la littérature à l'Université d'Oxford. Ma vina m'a accompagné. En 1985 je suis arrivée en France et j'ai pris des cours avec un maître de vina qui vivait à Paris. C'était un cours par semaine, mais je suis toujours restée liée à la musique.
 Depuis 1999 (après mon divorce) j'ai commencé à aller très régulièrement en Inde. J'ai fait 2 rencontres superbes : la 1ère d'un très grand chanteur Neyveli Santhanagopalan et la 2ème était l'épouse de mon vieux maître Sangita Kalanidhi Tanjavur KP Sivanandam. Très vite elle s'est engagée auprès de moi et elle m'a promis de me donner des cours. Nous étions très proches mais elle est décédée en 2001. Elle voulait vraiment venir en France, elle croyait qu'elle trouverait beaucoup d'élèves très motivés comme moi.  
En parallèle, depuis presque toujours j'avais cette idée du Festival Tyagaraja en Inde et avec quelques amis et quelques associations j'ai essayé de voir si on pouvait faire quelque chose.

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 Michel Rollot : La
logistique derrière un
festival en plein essor

Quand j'ai amené Michel Rollot en Inde pour la première fois, je l'ai amené à un concert de Neyveli Santhanagopalan. Il a vu à quel point j'étais émue par la musique de ce chanteur pour qui le chant est la prière, dont la musique est remplie de bhava (d'expressivité et d'émotion, de spiritualité), à quel point l'homme est un avec son art. A la fin du concert, c'est Michel qui m'a encouragé d'aller le rencontrer pour lui dire que j'allais l'inviter pour le Festival Tyagaraja que nous allions organiser. Je l'ai fais très timidement. Il a accepté de suite et à partir de ce moment là, il n'était plus possible de revenir en arrière. Sa question était, je viendrai mais quand?

Q : Comment l'avez-vous convaincu de vous suivre dans cette aventure ?
 

R : Je lui ai expliqué que ma professeur de vina Sharada était décédée et que je voulais également inviter mon maître KP Sivanandam. Santhanagopalan a dit qu'il ne fallait surtout pas attendre, il fallait le faire l'année qui suivait c'est à dire en 2002. KP Sivanandam avait déjà 84 ans et sa santé n'allait certainement pas lui permettre de vivre longtemps. 
Le Festival a commencé ainsi. En 2002 avec l'aide de ma sœur, mon frère, l'entreprise pour laquelle je travaille et quelques amis.  Le bilan artistique était toujours très positif, depuis le début nous recevons plusieurs dizaines de lettres de félicitations. Le bilan financier par contre est autre chose.

Q : Sur quels critères sélectionnez-vous les artistes invités ?

R : Depuis le début il y avait des grands artistes qui nous ont fait confiance :Neyveli Santhanagopalan, Vittal Ramamurthy (violon), Karaikudi Krishnamurthy (mridangam). Ils sont devenus des amis et nos piliers. Grâce à eux d'autres grands musiciens sont venus : Vijay Siva pour le 2ème Festival, Madhurai GS Mani pour les 3ème et 4ème. Comment je choisis les artistes? En les écoutant, je vais 3 fois par an en Inde et j'écoute des concerts. Je ne programme quasiment jamais quelqu'un que je n'ai pas entendu moi même. Et je sais que je peux faire confiance à mes oreilles à mon cœur. Je sais immédiatement, la réaction est instantanée. Mais il n'y a vraiment pas beaucoup de musiciens qui me bouleversent. Mes préférences sont nettement pour les musiciens qui sont restés avec la tradition, même si beaucoup trouvent que ce qui est traditionnel est discutable. Je trouve beaucoup de "beau" parmi les musiciens de l'ancienne génération et je regrette de ne pas avoir entendu plusieurs des grands maîtres qui sont maintenant décédés. Ceux que je trouve magnifiques, je voudrais les partager avec le public français. Je voudrais que leur musique soit écouté, appréciée et aimée car tout simplement elle est très belle.
 

Maître Sivanandam est décédé en 2003. Pendant un an j'ai pris des cours avec Neyveli Santhanagopalan mais il est chanteur avant tout. En 2004 il s'est passé un autre miracle. J'ai écouté un concert du maître Trivandrum Venkataraman. C'était éblouissant comme expérience. Il a un style très vocal, on entend réellement chater la vina. Je lui ai demandé de me donner des cours. A ma grande surprise et déception, il a refusé car son école de musique est tout a fait autre que celle que j'avais fréquentais. Il m'a expliqué que je devais changer d'une façon radicale mon doigté. J'ai accepté de le faire, à nouveau j'ai recommencé.

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 Maître Venkataraman
Maître Venkataraman a accepté de venir régulièrement en France. J'avais déjà des élèves et il a accepté d'être la garantie de mon enseignement car cette musique est tellement complexe qu'il est très facile de faire des erreurs dans les ornementations, de techniques et je voulais être sûre que je n'amenais pas mes élèves sur un mauvais chemin. Ainsi notre petite école a commencé également à prendre forme.
 Nous avons fêté le 5ème Festival en le plaçant sous le thème: la relation maître disciple en rendant hommage aux maîtres. Il y a eu 3 duos de chant, deux avec mères et filles, et un avec Neyveli Santhanagopalan et son disciple Ajay Nambudri. C'était des moments d'échanges très forts, à la fois sur le plan musical et à la fois sur le plan humain. 
Rama Ravi est une très grande chanteuse, très discrète mais très très respectée. Elle fut la disciple du grand maître de la flûte T. Viswanathan. Elle a accepté de venir au Festival l'année dernière.

Comme vous pouvez le constater les musiciens que nous invitons ne sont pas des musiciens du grand public, parfois même en Inde ils sont très discrets. Mais ils sont vraiment des musiciens. Plus on connaît la musique plus on apprécie ce qu'ils font. Ils ne cherchent à aucun moment à compromettre, à rendre leur musique plus accessible. Ils sont pleinement dans leur musique, dans l'authenticité, dans le domaine du beau et du merveilleux. Ils restent également très fidèles à la tradition carnatique. Pendant des années en France j'entendais que seuls les musiciens hindoustanis savaient improviser que la musique classique de l'Inde du Nord était tellement plus belle que celle du Sud, etc. Je voulais que le public français écoute ce qu'il y a de beau dans la musique du sud, ce qu'il y a du beau sans "dilution" sans compromission, sans des voyages dans des modes hindoustanis. Les artistes que nous invitions restent avec de très beaux modes carnatiques : sankarabharanam, bhairavi, thodi, khambodhi, kiravani, kharaharapriya, ce sont des modes anciens, capables d'être explorés d'une façon très profonde, capables de montrer des multiples couleurs et subtilités et émotions Nous insistons sur des techniques d'improvisation, chaque artiste a  4 ou 5 "articles" dans son programme mais il démontre toutes les techniques d'improvisation : alapana, tanam, kalpana svaras, niraval, chaque mode est traité en profondeur. En quelque sorte pour moi, ce Festival est devenu une quête. Il en est un en Inde, mais peut être il est devenu une quête très personnelle aussi pour moi. Chaque année plus je vais loin dans cette musique plus je comprends et apprends des choses plus je suis capable d'offrir des choses toujours plus magiques à l'audience.
 

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 Sangita Kalanidhi R. Vedavalli

Cette année, presque par miracle, ceux que je considère les plus grands maestros de cette musique ont accepté de venir. Sangita Kalanidhi TN Krishnan est pour moi le plus grand violoniste carnatique. Quand il joue tout s'arrête le monde entier tous les espaces sont remplis par sa musique. Je pleure quand je l'écoute tellement c'est merveilleux. Il a proposé lui même de participer au Festival.

Sangita Kalanidhi R. Vedavalli est pour moi la référence pour le chant. Quand elle a su que des artistes du calibre de Rama Ravi était venue elle a dit a haute voix, "cette fille (en parlant du moi) est un connaisseur, elle a du goût". Elle aussi a de ce fait accepté de venir. Le Sangita Kalanidhi est le titre le plus haut désigné à un musicien par le prestigieux Music Academy à Madras (maintenant Chennai). Il y a 20 qui sont toujours vivants. 2 viennent au 6ème Festival.
 

Q : Comment comptez-vous aider le public français a mieux comprendre la musique carnatique ?
 

R : Tous les musiciens de cette année représentent une grande école de cette musique. De ce fait et afin d'amener cette musique et son contexte toujours plus près à notre public, nous avons produit le deuxième édition d'un livret avec des informations très intéressantes. Ce livret ainsi que celui de l'an dernier seront en vente au Festival. Si le public veut mieux connaître cette musique pour ne pas rester "touriste" nous voudrions leur donner les moyens.  
Nous produisions également des CD des grands maîtres comme Trivandrum Venkataraman. Il n'aurait jamais cherché à se produire mais on a voulu que le public français sache ce que c'est le jeu de la vina. Encore ne fois, chaque CD ne comporte jamais plus de 4 ou 5 morceaux. Il y a un raga très développé et un deuxième qui est aussi très élaboré. Il s'agit de ragas très représentatifs de la tradition carnatique. Toutes les techniques d'improvisation (le manodharma ou musique créative) sont démontrées. Ces CD sont des archives de la musique de ces grands maîtres.

Q : Votre investissement personnel est notoirement connu, pensez-vous pouvoir continuer à organiser le festival dans les années qui viennent et que faudrait-il pour le pérenniser ?


R : Il s'agit d'un acte d'amour de la part des musiciens, de la part de nos amis bénévoles qui nous aident à réaliser le Festival, de la part de ma famille et mes amis qui nous soutiennent par leur dons, de la part de mon patron, M. Michel Gavaud, toujours très intéressé par tout ce qui est différent, tous ce qui est créatif et qui paye la location de la salle qui en région parisienne est exorbitante.
 Les musiciens me disent que quelque part ça doit être ma mission dans la vie de faire ce travail pour faire connaître cette musique de cette manière aussi sincère. GS Mani m'a dit que le jour viendra quand je serai appelé par une autre voix, celle du silence et que je me rendrais compte qu'il est temps de m'arrêter. Jusqu'à ce moment là, j'espère qu'on aura de très beaux festivals en France. Parce que nous n'arrivons pas à un équilibre financier, le Festival sera toujours fragile. D'une façon réaliste quand nous nous arrêterons je doute que quelqu'un d'autre veuille émettre autant d'énergie pour continuer car c'est un travail qui nous occupe tout au long de l'année. Dans tout ce que je fais Michel m'aide et m'encourage. Il a fait en sorte que je quitte le domaine de l'impossible et que je rentre dans celui du possible.
 

Merci beaucoup à tous deux. Votre sincérité nous éclaire et nous ouvre la voie vers une meilleure compréhension de cette discipline extrêmement exigeante qu'est la musique carnatique. Nous espérons qu'à travers ce court entretien, nous aurons su faire naître la curiosité qui incitera chacun à venir à la rencontre de ces extraordinaires musiciens dont vous parlez avec tant de ferveur, et que l'édition 2007 du Festival Tyagaraja sera le succès qu'elle mérite d'être.

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